37. JEU DE CARTES
Les trois lunes forment un triangle isocèle parfait au-dessus de la montagne et une musique douce résonne dans la cité des dieux. Un violon et un violoncelle se répondent comme deux voix humaines. Cela change des tam-tams des premiers jours.
Ce soir, nous ne dînons pas au Mégaron mais dans l’amphithéâtre où des tables ont été aménagées sur les gradins. Au menu, il y a des lasagnes, sans doute pour nous faire prendre conscience des diverses couches d’évolution de l’histoire. Pour parfaire l’ambiance, les Saisons disposent des chandelles.
Nous testons des nouveaux vins et des épices. Nous sommes fatigués par la tension de la partie et nous n’avons plus envie d’en parler. Notre groupe de théonautes s’est réuni à une table. Jean de La Fontaine s’assoit à côté de nous. Nous restons longtemps à manger sans parler.
— Fais-nous un autre tour de magie, demande Mata Hari à Georges Méliès pour faire diversion.
— D’accord, mais il me faut des cartes.
La danseuse sait où en trouver. Elle se lève et revient avec un jeu que le cinéaste examine. Puis il place en quatre colonnes : roi, dame, valet, as de pique, à côté de roi, dame, valet, as de cœur, et ainsi de suite pour les trèfles et les carreaux.
Il explique :
— C’est un tour et c’est une histoire. C’est l’histoire de quatre royaumes, celui des piques, celui des cœurs, celui des trèfles, celui des carreaux. Ils vivent à l’écart les uns des autres.
Il montre les quatre rangées qui sont bien parallèles.
J’imagine des royaumes de jeux de cartes dirigés par des rois de cœur, des reines de pique, des valets de carreau dont le peuple serait les as.
Mais à la longue, avec le développement des routes, des voyages, et la multiplication des mariages mixtes, les peuples se mélangent. Si bien qu’au lieu de quatre royaumes distincts on voit apparaître une fédération de royaumes qui laisse place ensuite à une seule nation formée des quatre peuples.
Georges Méliès s’empare des quatre rangées de cartes pour les réunir en un seul tas de seize, faces retournées.
— Du simple fait de cette addition, la fédération connaît une croissance exponentielle. Pourtant, la mutation est trop rapide. La nouvelle administration, coiffant l’ensemble, montre des signes de corruption. Par ses abus, la nouvelle oligarchie crée une nouvelle pauvreté. Des mal-logés s’installent dans les banlieues formant des bidonvilles, chancres aux abords des cités. La délinquance s’organise. À l’essor de l’industrie, répondent la pollution, la multiplication des embouteillages sur les routes, le stress généralisé. Le chômage augmente, l’insécurité aussi. Les gens n’osent plus s’aventurer hors de chez eux le soir, et les prisons sont saturées.
— On a déjà vu ça, plaisante Gustave Eiffel.
Georges Méliès ne prend pas la peine de répondre et poursuit, imperturbable :
— Les politiques s’avèrent impuissants à sortir le pays du bourbier. Impossible de revenir en arrière et comment oser aller encore de l’avant ? Les dirigeants ont alors l’idée de faire appel à… Michael Pinson.
Le magicien se tourne vers moi et me tend les cartes.
— Toi seul peux les sauver, Michael.
Je saisis le paquet sans trop savoir qu’en faire.
— Michael est nommé Premier ministre extraordinaire. Il décide immédiatement de prendre des mesures draconiennes, déclame Méliès. Il ordonne des coupes sombres. Vas-y, coupe le jeu, Michael.
— Au hasard ?
Je divise le paquet en deux, puis recouvre le tas du haut par celui du bas.
Le magicien commente :
— Le ministre Pinson vient de prendre sa première décision, mais comme la population se montre toujours dubitative et soupçonneuse, il opte pour une seconde. Une autre coupe, s’il te plaît, Michael.
À nouveau, je partage en deux et pose le paquet du bas sur celui du haut.
— D’ailleurs, le ministre Michael peut se livrer à autant de coupes qu’il veut. C’est lui le chef du gouvernement, il sait ce qu’il a à faire.
Sept fois je répète la même opération. Méliès reprend :
— Le peuple est méfiant, il lui faut sans cesse des preuves. Le peuple dit : « Bon, il a fait des coupes, mais en quoi cela va-t-il changer notre vie ? »
Je marque en effet moi-même l’interrogation.
— À ce moment, Michael décide de dévoiler sa nouvelle politique. Allez, prends tout le jeu, Michael.
J’obtempère.
Tu poses la première carte, face cachée, en haut à gauche. Puis la deuxième à sa droite, puis tu continues à les placer à droite, la troisième et la quatrième.
J’aligne les quatre premières cartes.
— Puis tu continues en dessous, en les disposant de gauche à droite. La cinquième carte sous la première, la sixième sous la deuxième et ainsi de suite jusqu’à n’avoir plus que quatre tas de cartes, faces cachées.
— Et alors ? ironise Raoul. Qu’a-t-il accompli de si miraculeux, le ministre extraordinaire Michael ?
Il nous propose un ordre nouveau.
Calmement, Méliès invite Raoul à retourner le premier tas et dévoile : quatre rois. Le second est formé de quatre reines, le troisième de quatre valets et le quatrième de quatre as.
Alentour, on applaudit. J’essaie de comprendre le tour. C’est moi qui ai décidé du nombre et de la place de toutes les coupes. Méliès depuis le début n’a pas touché une carte, se tenant bien à distance pour montrer qu’il ne s’est livré à aucune manipulation. Comment m’y suis-je pris pour obtenir ces regroupements par valeur ?
Sarah Bernhardt vérifie les cartes à la recherche d’un éventuel trucage. Elle s’interroge également.
— C’est quand même tendancieux ton tour, dit-elle. Il sous-entend que pour régler les problèmes il faut réunir les semblables.
— Chacun peut interpréter ce tour à sa façon. Il pourrait aussi signifier qu’il importe de décentraliser.
— C’est quoi le truc ? demandé-je, impressionné.
— Un magicien ne livre jamais ses secrets, répond Méliès.
Ce tour me laisse une sensation étrange. Des événements positifs ou négatifs ont lieu sur lesquels je n’ai aucune prise. J’ai l’impression que je me fais manipuler comme dans le tour avec kiwi et Danemark. Je crois que je fais des choix et je n’en fais aucun. Je crois que je dirige originalement mon peuple des dauphins et je reproduis l’histoire de Terre 1.
Après avoir remercié l’artiste, je me lève et marche entre les bancs de l’amphithéâtre. J’observe les autres élèves qui mangent, les musiciens qui jouent, les Heures et les Saisons qui s’empressent d’apporter les plats. Partagent-ils avec moi ce sentiment d’impuissance et de manipulation ? Non, ils pensent tous que c’est leur talent qui fait avancer la partie.
Alors que je quitte l’amphithéâtre, je me sens suivi. Je me retourne et découvre… le petit cœur à pattes. Je me baisse, face à lui, et il s’immobilise, comme intimidé. Il n’y a pas d’œil, pas d’oreille dans ce cœur. Encore un sortilège d’Aeden.
— Qu’est-ce que tu me veux, toi ?
Le cœur bondit vers ma bouche et la touche comme pour me signifier qu’il veut des baisers, puis il tombe et se tortille comme un chat qui attend des caresses. J’aurai décidément tout vu ici.
Il se relève et sautille, impatient. C’est alors qu’un filet à papillons surgit derrière moi et capture la petite chimère.
La personne qui a agi est sortie de la nuit en silence.
Je distingue vaguement sa silhouette. Il ou elle a des cheveux longs et est de grande taille.
— Vous, vous êtes le genre d’homme à tomber amoureux de ma mère…, déclare une voix nasillarde.
Je ne vois que ses mains graciles éclairées par un rayon de lune filtrant à travers les branches. Avec des gestes précis, elles dégagent le cœur du filet, l’installant dans un bocal, le ferment. Puis elles sortent un coton qu’elles imbibent d’un liquide puis jettent dans le bocal. Le cœur marque des signes de panique, se tape contre les parois, se tord, saute, puis finalement tombe et ne bouge plus.
— Vous l’avez tué ?
— Bien sûr. Et vous devriez me dire merci. Un cœur amoureux qui vous poursuit, ça peut devenir l’enfer.
— Donc on peut tuer les chimères ?
— Il ne s’agit pas vraiment d’une chimère, dit la silhouette, c’est plutôt un gadget vivant. Ça n’a pas vraiment d’âme. C’est juste fait pour aimer très fort. En général, ça plaît beaucoup aux… enfants.
Je n’arrive pas à définir si c’est la voix d’un homme ou d’une femme. Je contemple le cœur immobile dans le bocal, les petits pieds en avant.
— Qui êtes-vous ?
La silhouette s’avance. Je distingue maintenant tous des traits. Il, ou elle, a des seins proéminents et une moustache fournie, des cheveux longs et des bras musclés.
— Hermaphrodite. Enchanté, émet la voix nasillarde. Et vous, vous êtes Michael Pinson, dieu des hommes-dauphins, n’est-ce pas ?
Hermaphrodite. Le fils d’Aphrodite et d’Hermès.
— Je suis sûr que vous voulez vous entretenir avec moi, dit-il.
— Eh bien…
— « Ils » veulent tous parler avec moi…
Il me prend le bras et m’invite à revenir dans l’amphithéâtre et à m’asseoir à une table. Il pose le cœur mort sur le côté. Les Heures et les Saisons lui servent des plats.
— Ils ont tous la même envie pour les mêmes raisons, plaisante-t-il la bouche pleine.
Je marque la surprise.
— Tu veux savoir qui est ma mère et si elle t’aime ?
Hermaphrodite mange avec appétit des lasagnes.
— Eh bien…
— Parce qu’elle t’a dit que tu étais « l’homme le plus important pour elle », n’est-ce pas ?
Son ton direct me prend de court.
— C’est-à-dire…
Il me sert un verre d’ambroisie.
— Je suis aussi Maître auxiliaire. Mon devoir est d’aider les élèves à devenir des dieux « honorables ». Alors disons que ce petit service fait partie de mes fonctions. Si tu le souhaites, je satisferai donc ta curiosité. Vas-y, pose-moi tes questions.
Aucune ne me vient.
— Alors je vais répondre à ta question sans que tu la formules. En fait, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est que, étant amoureux de ma mère, tu connais l’expérience émotionnelle la plus intense que puisse connaître une âme.
— Et la mauvaise ?
— Ma mère est la reine des salopes.
Ayant énoncé ce jugement, il sourit avec une lueur dans les yeux.
— Maintenant il y a une autre bonne nouvelle. Je peux t’aider à arranger les choses. Mais à une condition.
Je regarde le jeune homme-jeune femme et me sens en mauvaise compagnie, pourtant je perçois qu’il détient des clefs qui me sont indispensables. Il se lisse la moustache et enlève un peu de nourriture accrochée à ses poils. Il se penche en avant et parle plus doucement.
— Tu dois me promettre que si tu trouves la solution de l’énigme, tu ne la diras pas à ma mère.
Voilà autre chose.
— Et que me donnerez-vous en échange ?
Il secoue le cœur dans le bocal comme pour vérifier qu’il ne s’en tirera pas.
— La vérité sur ma mère. Et donc la clef pour la comprendre vraiment.
La curiosité est la plus forte. J’accepte l’offre.
Il prend un air un peu suspicieux. Puis il retient un rire et me serre la main.
— Tope là. Alors voilà. Tout ce que ma mère t’a dit est faux. Même si elle en a le titre, elle n’est pas vraiment la déesse de l’Amour. Elle est la déesse du pouvoir de séduction. Elle n’a jamais aimé personne. Elle n’aimera jamais personne.
Il observe mes réactions, je ne bronche pas.
— Elle éveille l’amour chez les autres et c’est peut-être cela sa principale qualité, mais elle est incapable de ressentir quoi que ce soit pour qui que ce soit. Ni hommes, ni femmes, ni animaux, ni dieux. Son cœur est sec. C’est pour cela qu’elle accumule les amants, les enfants, les êtres qui rampent à ses pieds et qui se battent pour l’approcher. Elle n’aime personne mais elle veut être aimée par tout le monde. C’est une allumeuse. Même si tu couches avec elle, tu n’auras pas accès à son cœur. Tu auras juste accès à son sexe, et pour elle ce n’est qu’un outil de séduction parmi d’autres, rien de plus.
Il ricane.
— Tu veux que je te dise ? Je crois qu’elle n’a jamais eu le moindre orgasme de toute sa longue vie.
La déesse de l’Amour n’est même pas capable de jouir !
Cette fois il éclate de rire. Je suis choqué d’entendre insulter la femme que j’aime passionnément. Par son propre fils qui plus est.
— Avec moi elle va changer, dis-je.
— Tous ont voulu la changer. C’est ainsi qu’elle les piège.
Il remue le bocal et me montre le petit cœur immobile.
— Sa substance de vie, elle la gagne en éteignant celle des autres. N’as-tu pas remarqué que depuis que tu es amoureux d’elle, les choses se compliquent pour toi, tu es moins efficace, moins heureux, plus perturbé ?
Je préfère ne pas répondre.
— C’est une drogue… Il n’y a pas une heure où tu ne penses à elle, avoue.
Il a raison.
— D’ailleurs il existe une drogue au nom révélateur. Héroïne. Elle est ton héroïne. Et comme l’héroïne elle te provoque des flashes et elle t’empoisonne mais tu ne peux pas t’en passer, et ce besoin t’obsède.
— C’est de l’amour.
— Oui, eh bien dans ce cas, l’amour peut être une drogue dure. D’ailleurs, en tant que dealeuse, elle a d’autres clients. En même temps qu’elle te manipule, tu peux être sûr qu’elle dit les mêmes phrases à d’autres hommes. Qu’elle couche avec d’autres hommes. Et qu’elle les fait souffrir comme toi. C’est une araignée qui tisse sa toile et accroche ses victimes impuissantes comme des trophées vivants, et tous hurlent « Je t’aime Aphrodite ! » Et quand je dis « impuissantes »… c’est drôle mais, après avoir connu ma mère, beaucoup d’hommes n’arrivent même plus à faire l’amour.
Il rit derechef. Puis il s’arrête et me fixe avec gravité. Il mange doucement et joue avec le bocal.
— Tu veux vraiment savoir qui est ma mère ? Ma mère n’est pas née comme le raconte la mythologie. Avant d’être ici, elle a été une mortelle. Elle avait un père, une mère, elle n’est pas issue de l’écume.
Il boit une grande rasade d’ambroisie puis repose violemment sa chope.
— Tous les dieux de l’Olympe ont été de simples mortels de Terre 1. Comme toi. Bien plus tard, d’autres humains leur ont inventé une légende pour les magnifier. Donc, la petite Aphrodite est née certes très belle, mais non pas d’une famille de dieux, plus prosaïquement dans une famille de charmants paysans grecs qui vivaient de la récolte de figues. Ils étaient tous les deux très beaux, très travailleurs et plutôt sympas d’ailleurs, mes grands-parents maternels. Le problème, c’est que son père, mon grand-père, était un coureur de jupons. Un jour il a dit à sa femme, ma grand-mère, qu’il en avait assez de vivre avec elle. Il l’a répudiée pour la remplacer par une femme plus jeune, une jolie gamine brune qui travaillait aux lavoirs. Grand-mère est partie et la petite Aphrodite est restée avec le couple de son père et de sa nouvelle compagne, plus jeune qu’elle. Sa marâtre s’est installée dans la maison et, comme cela arrive souvent, a pris ombrage de la présence de sa belle-fille. Elle a fait pression sur mon grand-père jusqu’à ce qu’il la rejette.
J’ai du mal à croire cette histoire, d’autant plus qu’Aphrodite m’a dit qu’elle adorait ses parents.
— Sa maman répudiée, son papa l’abandonnant pour une fille jalouse et plus jeune, tu imagines la vision qu’Aphrodite a eue du couple et des hommes.
Il mastique.
— Finalement, son père lui a demandé d’aller vivre ailleurs car elle importunait sa nouvelle compagne. Maman s’est donc retrouvée seule. À partir de là, sa vengeance s’est mise en place. Ce qu’elle avait souffert avec son père, tous les hommes devaient le payer.
Hermaphrodite s’arrête et me fixe comme pour s’assurer que j’ai bien compris.
— Elle était de plus en plus ravissante. Elle a rapidement compris que ce don physique lui donnait une emprise sur la gent masculine. Ah ! le pouvoir des hormones. À mon avis, c’est le plus puissant. Combien de rois ou de présidents ont succombé aux charmes d’une simple secrétaire ou d’une banale coiffeuse ? Et combien ont sombré pour elles ?
Il secoue le bocal comme pour réveiller le petit cœur mort.
— Elle a commencé à séduire en quantité. Puis en qualité. Comme si chaque amant lui apportait un peu de son énergie vitale et augmentait d’autant sa capacité de chasse. Puis elle a carrément utilisé ses charmes pour… gagner sa vie.
Je me lève.
— Je refuse d’en entendre davantage.
Il me saisit le poignet.
— Aphrodite s’est prostituée. Ma maman était une call-girl de luxe mais une prostituée quand même. C’est ainsi d’ailleurs qu’elle a appris et amélioré toutes ses techniques amoureuses. En Chine et en Inde on appelle cela la magie rouge. La magie blanche guérit, la magie noire, ensorcelle et la magie rouge… rend amoureux. Ma mère est devenue experte en corps humain. Elle masse très bien, elle connaît tous les points qui font grimper les hommes au plafond.
Je n’en peux plus… et l’attrape par le col.
— Je vous interdis de l’insulter.
— Vous voyez, vous n’êtes pas prêt à entendre la vérité.
Je me reprends.
— Excusez-moi. Je vous écoute.
— Ma mère a une plaie béante à la place du cœur. Le sentiment d’avoir été trahie et abandonnée par ses parents. La peur d’être trahie et abandonnée par les hommes. Cette plaie est profonde. Son plaisir consiste à reproduire cette même plaie béante chez les hommes. Quand elle prétend que tu es important pour elle ou que tu es de « sa famille d’âmes », elle te signifie juste que lorsque tu souffriras comme elle, alors elle se reconnaîtra en toi. C’est sa manière d’aimer.
— C’est faux. Je n’en crois pas un mot.
— C’est la vérité. Et la vérité est souvent difficile à accepter. Mais si je dois ajouter quelque chose… ne la juge pas. Elle ne pourra jamais t’aimer. Plains-la. Elle ne pourra jamais aimer personne. Et comme ces médecins qui choisissent la spécialité dont ils souffrent eux-mêmes pour mieux se guérir, elle a choisi comme spécialité l’amour. Dérision suprême, c’est le seul sentiment qui lui sera toujours étranger.
Hermaphrodite émet à nouveau un petit rire aigre.
— C’est souvent comme ça. Ce sont les boiteux qui veulent apprendre aux autres à marcher. Et ce sont ceux qui ont échoué qui donnent des leçons aux autres pour gagner.
— IMPOSSIBLE ! C’est une déesse ! m’exclamé-je.
— Tu vois, dit-il, je t’avais dit que tu n’arriverais pas à l’entendre. Tu ne peux même pas le comprendre.
— Il doit y avoir un moyen de l’aider.
— Tu as été médecin, Michael Pinson, tu as dû apprendre un peu de psychiatrie. Son cas a un nom : « hystérie ». Aphrodite est une pure hystérique féminine.
Je ne me sens pas bien.
— Elle a été anorexique, boulimique, dépressive, suicidaire, nymphomane et maintenant… déesse de l’Amour. Un parcours logique de…
— De femme ?
— Non, d’hystérique. Toutes les femmes ne sont pas hystériques. J’en sais quelque chose… je suis moi-même un peu femme, n’est-ce pas ?
À nouveau, il a ce rire nasillard et désabusé qui me déplaît tant. Je sens une colère sourde monter en moi.
— C’est faux. Aphrodite est merveilleuse. En plus elle est…
Je cherche à définir ce qui m’a le plus séduit chez elle. Non, ce n’est pas sa beauté. C’est autre chose. Ça y est, je le dis.
— Elle est douceur, tendresse, compréhension. Pour la première fois j’ai eu la sensation fugace qu’une femme me comprenait vraiment.
— Mon pauvre Michael… Toutes les formes de folie créent des compensations. Les paranoïaques sont plus vigilants. Les schizophrènes sont plus imaginatifs. Les nymphomanes sont plus sensuelles. Les hystériques savent mieux percevoir les douleurs chez les autres. Elle a vu TES cicatrices cachées. Elle a développé un talent extraordinaire pour analyser la psychologie masculine. Elle a vu au plus profond de toi toutes tes blessures et… tu t’es senti compris. Ce n’est qu’une manipulation.
Il me regarde avec compassion.
— Et te sentant compris tu t’es senti « tomber amoureux ». Tomber… déjà ça dit bien ce que cela veut dire.
C’est une perte, pas un acquis. Mais en fait tu n’es tombé amoureux que de sa capacité à t’analyser. C’est tout. Voilà ce que la légende a appelé sa « ceinture magique » qui contraint les hommes à s’éprendre d’elle. Une simple façon de t’analyser très vite dans les douleurs profondes, tes douleurs d’enfance. Et tu t’es cru aimé.
J’enfonce ma tête dans mes épaules. Et je me sers à nouveau de l’ambroisie.
— À chaque dieu correspond une histoire sordide dissimulée derrière l’histoire mythologique. Une maladie névrotique, une obsession, un viol, un crime, un drame d’enfance. Et une résilience qui a créé un « don ». Ensuite le temps a enjolivé l’histoire pour la transformer en légende. Nous sommes des héros. Hercule vous en a parlé, je crois. Même moi, tu crois quoi ? que je suis un être d’exception ? Ma mère m’a conçu avec Hermès. Je suis atteint d’un syndrome physiologique connu : le troisième chromosome. J’ai deux chromosomes féminins et un masculin. Ça explique mon physique peu courant. Ça se soigne, paraît-il, avec des injections d’hormones… mais je ne veux pas être soigné. J’assume cette double sexualité.
Hermaphrodite se caresse les seins d’une main et la moustache de l’autre.
— Ça devrait te rassurer ce que je dis, cela signifie aussi que tous les Maîtres dieux de l’Olympe ont été jadis des mortels. Et cela veut dire qu’un jour, toi aussi, tu pourrais être le « 13e Maître dieu de l’école ». Si tu es obnubilé par ma mère, il te faut au moins ça. Ainsi tu pourras consacrer une éternité à baver devant elle avec tous ses autres esclaves sexuels permanents.
Cette fois, il éclate d’un grand rire sonore. Je suis sonné comme mon Théotime sur le ring de boxe. Double crochet-direct au menton. Aphrodite hystérique ?
Sa magie ne tiendrait qu’à sa maladie psychiatrique. Edmond Wells disait qu’on reconnaît un bon boxeur à sa capacité à se relever après un K.-O. Il faut que je me relève. Cinq, quatre, trois, deux… Je secoue la tête pour me réveiller.
Je n’arrive pas à le croire. En même temps mon intérêt pour elle n’est pas altéré. Quelle que soit son histoire, elle en est la première victime. Ce n’est pas elle qui a choisi que son père répudie sa mère et l’abandonne. Ce n’est pas elle qui a choisi sa marâtre. Hermaphrodite m’a révélé le réel. C’est au réel que j’en veux. J’aurais tellement voulu ne pas savoir.
Hermaphrodite me serre la main, en bon joueur qui en apprécie un autre.
— L’amour est la victoire de l’imagination sur l’intelligence. Ne l’oublie jamais. Inscris-le dans ton Encyclopédie afin que cela puisse servir à d’autres. Cependant, sache que… je t’envie, Michael. Car au moins ton imagination te fait vivre un sentiment très fort. Même s’il ne s’agit que d’une illusion.
Dans ma tête, je digère. Le fils d’Hermès et d’Aphrodite s’en va, emportant le cœur mort dans son bocal.
Je me sens tellement seul. Une Heure m’apporte un dessert, des crêpes fourrées au fromage blanc et aux raisins de Corinthe. Délicieux. Manger est au moins un plaisir sans illusion. Je me délecte, presque tristement, de cette friandise.
Mon regard se tourne vers la scène où quelque chose a l’air de se préparer. L’orchestre s’étoffe, avec l’arrivée de flûtes de Pan maniées par des satyres, de centaures qui jouent sur de grandes orgues, avec des soufflets en cuir aux tuyaux de terre cuite.
Dionysos prend la parole en montant sur scène. Il annonce que si nous dînons dans l’amphithéâtre ce soir, c’est parce que l’équipe d’animation va interpréter pour nous une pièce de théâtre dont le titre est : Perséphone aux Enfers.
Aussitôt, de partout, des chimères accourent dans les gradins. Trois coups résonnent. Les chandelles s’éteignent, la scène s’illumine.
Côté cour, arborant des masques tragiques, un chœur se lamente sur le rapt de Perséphone. Différents acteurs apparaissent à tour de rôle, le visage dissimulé par des masques. Aux silhouettes on reconnaît pourtant nos maîtres. Déméter interprète Perséphone, Hermès joue Zeus, et Dionysos a rapidement enfilé un costume pour incarner Hadès.
Aphrodite n’est pas là. Son nom résonne dans ma tête chaque fois que je pense à elle. A-phro-dite. Sur scène les acteurs déclament dans leurs masques. Cela me rappelle une note d’étymologie que j’avais trouvée dans l’Encyclopédie. Le mot « personne » vient du masque que l’acteur antique plaçait devant son visage, « per sonare », c’est-à-dire « pour faire sonner » sa voix dans la cavité du masque de bois. Une personne c’est un masque.
La pièce s’accompagne de chants et de musiques.
Il faut absolument que je me détende.
Éclairé par les lunes, je feuillette l’Encyclopédie et découvre un passage ayant rapport au théâtre antique. Je lis qu’à cette époque les comédiens étaient des esclaves appartenant au chef de la troupe. « À l’issue de la représentation, les actrices étaient vendues aux enchères en tant que prostituées. Plus leur rôle était important, plus elles valaient cher. Dans certains spectacles, il n’était pas rare que des condamnés à mort remplacent pour de bon les comédiens censés périr. Pour le mythe de Penthée, l’actrice jouant sa mort réduisait véritablement en charpie son soi-disant fils. Au Moyen-Âge les acteurs qui jouaient les méchants étaient parfois refoulés des auberges ou lynchés par des spectateurs zélés. »
Mata Hari s’assied près de moi.
— Je peux ? chuchote-t-elle.
Elle aperçoit l’Encyclopédie.
— C’est le livre de savoir d’Edmond Wells, n’est-ce pas ?
— Il me l’a légué, dis-je en caressant la couverture du précieux grimoire.
— Je voulais te dire, Michael… Je te regarde jouer et je trouve ton peuple des hommes-dauphins très intéressant.
— Merci. Ton peuple des hommes-loups n’est pas mal non plus.
Une idée me traverse l’esprit : le masque, la « personne » – per sonare – des élèves dieux, c’est leur peuple. Nous nous définissons par ces milliers de va-nu-pieds qui sont censés être inspirés par nous. Nos croyants nous définissent. Mieux : ceux qui croient en nous nous inventent.
— Oh, mes hommes-loups voyagent, ils explorent, mais ils ne parviennent ni à construire une grande cité ni à se nantir de laboratoires scientifiques. Et puis, ils ne réfléchissent pas assez, ils sont purement instinctifs.
— Nous le sommes tous.
Mata Hari se détourne du spectacle de la scène pour mieux me distinguer dans la pénombre.
— Par moments, j’éprouve pour mes mortels de la compassion. Nous, nous sommes des dieux, nous disposons d’un certain recul. Eux, ils sont en plein dedans, dans le jeu, et ils ne se rendent compte de rien.
Je la regarde. Elle possède évidemment une grâce particulière mais j’ai trop en tête celle d’Aphrodite pour être réellement touché par cette fille juste « charmante ». Elle me sourit et je lis dans son sourire qu’elle perçoit ma non-attirance pour elle. Et je lis aussi qu’elle fait semblant de ne pas montrer qu’elle la sent. Je me ressers de crêpes au fromage blanc. Il y a dessus un peu de caramel et j’identifie, à bien y faire attention, le rhum qui imprègne les raisins de Corinthe.
— Tu souhaites quoi ? Une alliance entre tes loups et mes dauphins ?
— Je ne sais pas… Peut-être, dit-elle, songeuse.
Ce dialogue me rappelle un ami d’antan qui chaque soir sortait son chien dans l’espoir de rencontrer une fille se livrant à la même occupation. Si les deux animaux finissaient par copuler, il en profitait pour engager la conversation. C’est ainsi qu’il s’est marié quatre fois. Là, il ne s’agit pas d’unir nos bêtes mais nos peuples et cependant, la situation n’est pas très différente. J’élude :
— Pourquoi pas ?
J’ai envie de me promener un peu seul dans les jardins. Je me lève alors que sur la scène Dionysos déclame un texte que je n’écoute pas.
— On se retrouve tout à l’heure, après le spectacle, pour l’expédition ? lance Mata Hari.
Je déambule dans Olympie déserte. Je prends la grande avenue, puis une petite rue sur la gauche. Tout le monde est à l’amphithéâtre.
Je sens soudain que quelqu’un me suit.
Je pose ma main sur mon ankh, position « D », molette poussée au maximum, prêt à tirer. Je cache mon arme, le doigt crispé dans un repli de ma toge, et je ne bouge plus.
Cette fois, le déicide ne m’aura pas.